Bientôt l'énergie sans fil rêvée par Nikola Tesla ? Entre records et réalité
800 W envoyés par laser sur 8,6 km : la DARPA alimente le rêve de la transmission d'énergie sans fil longue distance.

800 watts envoyés d’un trait sur 8,6 km sans fil, juste un rayon laser qui traverse le désert du Nouveau-Mexique et fait éclater du popcorn à l’arrivée. Le 16 mai 2025, la DARPA a annoncé avoir pulvérisé le record mondial de « power-beaming » optique. Ce projet, nommé POWER (Persistent Optical Wireless Energy Relay), revendique un nouveau record de transmission d’énergie sans fil par voie optique. Mais derrière l’effet d’annonce, quelle est la portée technique réelle de cette expérience ?
Pour le comprendre, mettons d'abord les choses dans leur contexte : l'énergie transférée ne pourrait pas alimenter plus qu'un petit frigo ou quelques ampoules, et ce pendant 30 secondes. Néanmoins, cette démonstration reste un jalon important dans la longue quête de l’énergie sans fil. Décryptage d’un rêve centenaire à l’aune des défis physiques persistants, des précédents essais internationaux, et des applications – militaires, civiles, voire géopolitiques – qu’on peut (ou pas) en attendre.
Record de la DARPA : un faisceau de 800 W sur 8,6 km
La campagne de tests menée sur le champ de tir de White Sands (Nouveau-Mexique) a permis de transmettre environ 800 W électriques sur 8,6 km via un faisceau laser infrarouge. C’est un record de distance pour une puissance de cet ordre, pulvérisant le précédent (230 W à 1,7 km durant 25 secondes).
Paul Jaffe, le responsable du programme, ne cache pas son enthousiasme, déclarant selon le communiqué officiel de la DARPA que son équipe et lui ont « totalement dépassé, en termes de puissance et de distance, toutes les démonstrations de transmission optique précédemment rapportées ».
Pour célébrer, les ingénieurs ont d’ailleurs utilisé une fraction de l’énergie reçue pour faire du popcorn sur place – clin d’œil au film Real Genius, où un rayon laser faisait éclater du maïs.
Comment la prouesse a-t-elle été réalisée ?
Le système repose sur un émetteur laser haute puissance et un récepteur innovant baptisé PRAD (Power Receiver Array Demo). Côté réception, le dispositif ressemble à une sphère percée d’une petite ouverture pour laisser entrer le faisceau. À l’intérieur, un miroir parabolique étale le rayon sur des dizaines de cellules photovoltaïques optimisées, qui le reconvertissent en électricité.

L’utilité du PRAD est de capturer un maximum de lumière incidente dans un volume compact, avec un minimum de fuite par l’entrée – un véritable piège à photons. Malgré tout, seulement ~20 % de la puissance optique émise a été récupérée et convertie en électricité lors des essais (mesure faite à plus courte distance).
Autrement dit, les 800 W utiles n’étaient qu’une tranche de l’énergie effectivement envoyée sur la ligne de mire. La DARPA n’a pas divulgué le rendement réel à 8,6 km, mais il est sans doute bien inférieur à 20 %. L’objectif du test n’était pas l’efficacité, mais de valider rapidement l’architecture du récepteur. En seulement 3 mois de conception, le démonstrateur a privilégié la robustesse et la rapidité de déploiement au détriment du rendement.
La DARPA assume ce compromis : la Phase 1 du programme visait avant tout à prouver que le concept fonctionne à longue distance. La Phase 2 doit maintenant s’attaquer à l’optimisation : amélioration de la précision de pointage, wavefront sensing (correction des fronts d’onde du laser), meilleurs photo-panneaux et optiques adaptatives pour hausser le rendement.

D’après Jaffe, remplacer les cellules solaires du PRAD par des photodiodes optimisées sur la longueur d’onde laser pourrait doubler ou tripler le taux de conversion – on parle de capteurs spécifiques capables de plus de 60 % de rendement optique-électrique dans des conditions idéales.
En ligne de mire, la très ambitieuse Phase 3 : d’ici quelques années, transmettre 10 kW sur 200 km grâce à des relais aéroportés. Oui, 10 kilowatts sur 200 km en seulement trois sauts, vous avez bien lu. On est encore loin du compte (200 km vs 8.3 km actuellement, et avec seulement 0.8 kW), mais la vision est posée.

En résumé, le record DARPA est un succès technique notable en matière de distance franchie instantanément sans fil. Mais il ne faut pas le surévaluer : la puissance livrée (800 W) reste modeste, obtenue avec un dispositif de plusieurs kilowatts en entrée et un rendement faible.
Pour l’instant, l’expérience tient plus du coup de force de laboratoire que de la solution prête-à-l’emploi. Les ingénieurs du projet le reconnaissent et travaillent à passer du preuve de concept à un système réellement utile sur le terrain.
✊ TLJ n’existe que grâce à vous.
Aucun algorithme. Aucune pub. Juste de l’info libre et profonde.
Soutenez-nous avec un abonnement premium et accédez à tout le contenu.
Un vieux rêve technologique qui refait surface
Si l’annonce fait du bruit, c’est qu’elle réactive un rêve technologique plus que centenaire : transporter de l’énergie sans fil, par la seule force des ondes électromagnétiques. Le pionnier Nikola Tesla lui-même, au début du XXᵉ siècle, imaginait des tours de transmission diffusant de l’électricité dans l’éther – sans aboutir à un système concret, faute de compréhension et de moyens à l’époque.
Après-guerre, avec l’essor des micro-ondes (invention du magnétron), l’idée a été reprise plus sérieusement. Le chercheur William C. Brown démontre en 1964 qu’on peut faire voler un petit hélicoptère modèle réduit alimenté uniquement par un faisceau micro-ondes dirigé depuis le sol. L’appareil, muni d’une simple antenne à diodes (rectenna), reste en vol stationnaire à ~18 m d’altitude, captant quelques centaines de watts dans le faisceau. C’est la première preuve publique que la RF power beaming peut fonctionner.
Le record historique de puissance, lui, date de 1975 : Brown et son équipe (Raytheon/NASA) ont transmis 34 kW sur 1,5 km dans le désert de Goldstone (Californie). Un énorme émetteur micro-ondes de 26 m de diamètre focalise 450 kW RF à 2,388 GHz sur une rectenna géante d’un hectare, délivrant 34 kW DC à l’arrivée avec un rendement de 54 %. Cette démonstration à ~1,6 km restera inégalée pendant près de 50 ans en matière d’énergie transférée à distance. Elle a surtout servi de preuve de concept pour les centrales solaires spatiales envisagées dès les années 1970 : recueillir la lumière solaire avec de vastes panneaux en orbite, et renvoyer l’électricité vers la Terre sous forme de faisceau micro-ondes.
Depuis 1975, les progrès ont été sporadiques. Pas de “réseau d’énergie sans fil” grand public en vue, mais des essais ciblés :
- Années 2000-2010 – Miniaturisation et précision : En 2012, la société LaserMotive (USA) réussit à alimenter en continu un drone électrique en vol via un laser, le faisant planer 48 h sans se poser. Preuve que la technique peut fournir de petites puissances à un engin en mouvement, sur quelques dizaines de mètres, avec des systèmes de poursuite automatiques. De son côté, la JAXA au Japon travaille sur la précision de pointage : en 2015, l’agence parvient à focaliser 1,8 kW de micro-ondes sur une mini-antenne à seulement 55 m, avec une précision millimétrique – “pile dans le mille” selon JAXA. Un résultat modeste en énergie, mais important pour viser de petites cibles à distance.
- Démonstrations kilowatt (2015) – La même année, Mitsubishi Heavy Industries (avec la JAXA) transmet 10 kW sur 500 m en micro-ondes. Le faisceau diffuse davantage (grandes antennes de part et d’autre), mais prouve encore une fois qu’on peut transporter l’équivalent de la consommation d’une maison sur un demi-kilomètre, sans fil. La précision est toujours mauvaise, mais c’est un jalon vers les centrales solaires spatiales de forte puissance.
- Renaissance américaine (2020-2022) – Ces avancées nippones relancent l’intérêt aux États-Unis. L’US Navy (laboratoire NRL) mène en 2021 le projet SCOPE-M : un émetteur à 10 GHz transfère 1,6 kW sur 1 km en régime continu. L’expérience a lieu en plein air (Maryland), et dépasse de 60 % l’objectif initial d’1 kW, marquant « la démo de power-beaming la plus significative depuis près de 50 ans », selon la Navy. Ce retour en force s’accompagne de progrès en électronique : l’antenne réseau à phase utilisée offre un pointage flexible, et la fréquence de 10 GHz est choisie comme compromis entre portée et résilience atmosphérique (à cette fréquence, même une forte pluie n’absorbe que <5 % de l’énergie).
- Années 2020 – La compétition devient mondiale. La Chine annonce en 2022 avoir construit une station expérimentale pour tester la transmission d’énergie depuis la stratosphère, visant elle aussi le modèle satellite→sol. Caltech (USA) a lancé en orbite en 2023 un prototype de centrale solaire spatiale (projet SSPP) qui a réussi à envoyer un faible signal énergétique vers la Terre. Ces projets restent à petite échelle, mais indiquent une effervescence de la recherche.
Dans ce contexte, l’initiative DARPA POWER (lancée en 2022) s’inscrit dans une course au faisceau de nouvelle génération. Son originalité ? Miser sur un laser haute puissance plutôt que sur les micro-ondes classiques.
Pourquoi ce choix ? Pour repousser la distance et la compacité des systèmes, mais au prix de nouveaux obstacles physiques, comme on va le voir.
Micro-ondes vs laser : la physique a son mot à dire
Qu’on utilise des ondes radio à micro-ondes (fréquences GHz) ou de la lumière laser (fréquence ~100 THz), le principe est le même : on envoie de l’énergie via un rayon dirigé vers un récepteur adéquat (antenne/rectenna pour les RF, cellule PV pour le laser) qui la reconvertit en électricité. Mais chaque technique a ses avantages et ses inconvénients physiques, dictés par la longueur d’onde du faisceau.
Voici les trois principaux défis à relever.
1. Divergence et dispersion
Plus la longueur d’onde est grande, plus il est difficile de collimater le faisceau sur de longues distances. Un faisceau de micro-ondes s’élargit beaucoup sur des kilomètres à cause de la diffraction, sauf si d’énormes antennes sont utilisées. Un laser, beaucoup plus court en longueur d’onde, peut garder un faisceau fin sur des kilomètres avec des optiques relativement compactes. Ce serait parfait… si l’air était parfaitement transparent.
Or, l’atmosphère se charge de dispersion : un rayon laser est diffusé ou absorbé par les molécules, l’humidité, les poussières. Dans les nuages ou le brouillard, c’est la catastrophe – l’intégralité du faisceau peut être dissipée en chaleur dans le nuage. Les micro-ondes, elles, traversent beaucoup mieux les intempéries : pluie, nuages et brouillard ont peu d’effet sur un faisceau à 2-10 GHz.
C’est la raison pour laquelle la JAXA a écarté la solution laser pour ses centrales solaires spatiales, la jugeant impraticable par météo capricieuse, et a opté pour les micro-ondes toutes saisons.
La DARPA, de son côté, compte contourner le problème en plaçant ses futurs relais laser au-dessus des nuages (drones stratosphériques ou satellites), afin d’envoyer les faisceaux depuis le ciel dégagé vers la cible au sol. Cela limite le trajet dans l’atmosphère aux derniers kilomètres verticalement, ce qui réduit fortement les pertes par diffusion.
Stop. ✋ – Voici un article Premium que vous risquez fortement d'apprécier :

On reprend. 👇
2. Efficacité de conversion
C’est le talon d’Achille de la transmission d’énergie sans fil. À l’émission, il faut convertir l’électricité en rayonnement, puis à la réception le rayonnement en électricité. Chaque étape s’accompagne de pertes notables.
Les micro-ondes bénéficient de décennies d’optimisation des émetteurs radio : les magnétrons ou amplificateurs modernes dépassent 70 % de rendement DC→RF, et les rectennas (antennes à diodes) peuvent reconvertir plus de 80 % de la RF en courant continu. En théorie, une chaîne micro-ondes pourrait donc atteindre ~60 % d’efficacité globale (hors pertes en route).
Les lasers, en revanche, sont moins efficaces : un laser haute puissance (fibre dopée, diode laser) tourne autour de 50 % de rendement électrique→optique. Et les meilleurs panneaux photovoltaïques monochromatiques – optimisés pour la longueur d’onde du laser – affichent ~50-70 % de rendement optique→électrique en labo. Au total, une chaîne laser plafonne autour de 30-35 % dans le meilleur des cas, souvent moins.
En pratique, la démo de la DARPA n’a atteint que ~20 % à faible portée, et probablement <10 % sur 8,6 km. En conditions réelles, les chiffres chutent encore dès que le faisceau bouge ou que l’alignement n’est pas parfait. Par exemple, lors d’un test JAXA en 2014, sur 50 m de distance, un faisceau de 1,6 kW micro-ondes n’avait livré qu’environ 350 W utiles – à peine 22 % – sur la rectenna cible. C’est dire la difficulté d’approcher les rendements théoriques hors labo.
3. Sécurité et interférences
Transmettre des kilowatts à distance n’est pas anodin pour l’environnement alentour. Un faisceau mal contrôlé peut devenir dangereux. Les micro-ondes à forte puissance peuvent cuire les tissus biologiques (on parle ici de densités énergétiques bien supérieures à celles d’un four micro-ondes domestique). Il faut absolument éviter qu’un animal, un humain ou même un objet volant (drone, avion) ne traverse le rayon sous peine d’échauffement dangereux, voire d’accidents.
Cependant, les micro-ondes sont invisibles et couvrent généralement une zone relativement large : on peut les diffuser un peu pour réduire le risque ponctuel, et des radars peuvent couper l’émission en cas d’intrusion dans le corridor. Les lasers, eux, posent un problème de sécurité oculaire et incendie : un rayon invisible (infrarouge) de 10 kW, même élargi, peut aveugler s’il frappe l’œil, ou enflammer des matériaux s’il est mal focalisé. On doit donc intégrer des systèmes de sécurité redondants (coupure instantanée du laser si le faisceau dévie ou si quelque chose passe).
La DARPA assure travailler sur des safety interlocks et des protocoles pour rendre le dispositif sûr, et rappelle qu’un faisceau bien contrôlé ne “rayonne” pas dans toutes les directions – il est contenu et n'est censé affecter que la cible visée. On peut aussi noter que les lasers, étant très directifs et optiques, n’interfèrent pas avec les communications radio environnantes (atout en milieu encombré d’ondes). En revanche, un puissant émetteur micro-ondes pourrait perturber certains équipements ou se voir allouer des fréquences spécifiques par les régulateurs (pour ne pas brouiller le WiFi, communications satellites, etc.).

En somme, micro-ondes et lasers sont deux voies techniques distinctes, avec un terrain de prédilection différent. Les micro-ondes excellent pour la fiabilité par tous les temps et efficacité, au prix d’antennes géantes pour couvrir la distance. Les lasers excellent en finesse de faisceau et compacité, ouvrant la voie aux systèmes mobiles (drones, satellites), mais requièrent un ciel clair et posent plus de défis de sécurité et de rendement.
Il n’y a pas de solution parfaite : le choix dépend de l’application visée. D’ailleurs, DARPA le concède – si POWER mise sur le laser, l’agence envisage déjà de futurs programmes exploitant d’autres modalités (micro-ondes, peut-être hyperfréquences millimétriques) pour compléter le panel.
✊ TLJ n’existe que grâce à vous.
Aucun algorithme. Aucune pub. Juste de l’info libre et profonde.
❤️ Soutenez-nous avec un abonnement premium.
Bases avancées, drones, satellites : quelles applications militaires ?
Pourquoi l’armée s’intéresse-t-elle tant à cette technologie ? En un mot : logistique. Sur le terrain, surtout en territoire hostile, acheminer du carburant ou déployer des lignes électriques est un cauchemar. Lors des conflits en Irak ou Afghanistan, les convois de ravitaillement en carburant ont été des cibles vulnérables, causant de lourdes pertes humaines et matérielles.
Pouvoir alimenter une base avancée par faisceau d’énergie depuis l’arrière (ou depuis un drone relais) changerait la donne : plus de camions-citernes à escorter, plus de pipeline exposé aux sabotages.La DARPA vise explicitement ce scénario. Un réseau de lasers aéroportés pourrait, à terme, alimenter de petites installations militaires isolées (Forward Operating Bases) sans aucune ligne d’approvisionnement physique.
Par exemple, une base de forces spéciales dans le désert pourrait recevoir en continu plusieurs kilowatts pour faire tourner ses radars, systèmes anti-drones ou appareils de communication, simplement via un récepteur déployé au sol. On peut imaginer un drone stratosphérique patrouillant à haute altitude, captant un faisceau depuis l’arrière-pays puis le redirigeant vers la base au sol.

La DARPA évoque un maillage de “plateformes stratosphériques” distantes de ~100 km entre elles, pouvant couvrir de vastes zones. Pour les très longues distances (jusqu’à 1 000 km), ce sont carrément des satellites relais en orbite basse qui sont envisagés. L’ensemble formerait un réseau énergétique sans fil, analogue à un réseau de communications, capable de router l’électricité au besoin vers n’importe quel point du globe. Science-fiction ou avant-goût du futur ? La DARPA parle d’un “réseau de distribution d’énergie mondialement évolutif”, ce qui laisse rêveur – et prudent quant aux échéances.
Un autre intérêt militaire, c’est la question du ravitaillement en vol des drones. À mesure que les armées adoptent des flottes d’engins sans pilote (drones de reconnaissance, drones armés, etc.), se pose la limite de leur endurance. Aujourd’hui, soit ils reviennent se poser pour faire le plein (carburant ou recharge batterie), soit on les ravitaille via des ravitailleurs (pour les gros drones). Le power beaming offre la possibilité plus élégante de recharger un drone en vol par un faisceau depuis le sol ou depuis un autre aéronef.
L’US Navy y pense : son projet PTROL prévoit d’utiliser un laser pour envoyer de l’énergie à un drone en plein ciel. Le défi est complexe (suivre une cible mobile, sans danger), mais des tests sur cible fixe ont commencé. Dans le civil, on peut transposer l’idée aux drones télécoms (pseudo-satellites atmosphériques à énergie solaire) qu’un faisceau viendrait doper la nuit pour les maintenir dans le ciel 24h/24. Quelques startups y travaillent déjà.
Enfin, le militaire ne cache pas l’atout offensif : avoir une telle maîtrise de l’énergie dirigée, c’est aussi la capacité de… faire du rayon une arme. Officiellement, le faisceau DARPA est strictement non-letal et destiné à l’alimentation en énergie. Cependant, la frontière entre laser de puissance utile et laser tactique destructeur est poreuse – c’est surtout une question de focalisation et d’intention. Exemple à l'appui : l'impressionnante arme laser britannique Dragonfire, capable d'infliger de sérieux dégâts à des kilomètres de distance.
Cela soulève d’ailleurs la question des traités ou règles d’engagement : un faisceau d’énergie, même bienveillant, pourra être perçu comme une menace s’il passe au-dessus d’un territoire étranger. Cet aspect flou entre technologie d’approvisionnement et arme à énergie dirigée sera à surveiller.
Notons néanmoins que la DARPA met en avant un argument défensif intéressant : un réseau de power-beaming serait difficile à neutraliser par l’ennemi. Contrairement à un pipeline ou un câble, un faisceau ne peut pas être coupé par une simple bombe. Quant à tenter de le brouiller électromagnétiquement, cela n’aurait presque aucun impact.
Reste la possibilité de descendre les relais (drones, satellites) par des moyens cinétiques, mais ce sont des cibles mouvantes à haute altitude, potentiellement protégées. Bref, du point de vue de la résilience, un tel système serait un atout stratégique pour alimenter des unités dispersées, sans ligne logistique vulnérable.
Secours, zones isolées, offshore : des usages civils en vue ?
Les applications potentielles ne se limitent pas au militaire (heureusement). Dans le civil, on peut imaginer plusieurs cas où l’énergie sans fil apporterait une valeur ajoutée :
- Secours d’urgence post-désastre :
Après un ouragan ou un séisme, les infrastructures électriques sont souvent détruites. Acheminer des générateurs est long et compliqué, d’autant que le carburant peut manquer. Un système portatif de transmission d’énergie pourrait, en théorie, alimenter un camp de secours ou un hôpital de campagne depuis un navire au large ou une base intacte à distance.
Par exemple, un drone relais pourrait stationner au-dessus d’une ville sinistrée et lui “arroser” quelques kilowatts pour les équipements vitaux, évitant ainsi d’attendre la reconstruction du réseau. Cela resterait du dépannage temporaire, mais précieux pour les premières 72 heures critiques. - Alimentation de sites isolés :
De nombreuses installations sont hors réseau électrique : îles lointaines, stations météo en Arctique, bases de recherche polaires, plateformes offshore… Actuellement, on utilise soit des générateurs diesel (cher et polluant), soit des énergies renouvelables locales avec batteries (solaire + batteries, limité en puissance). La transmission sans fil pourrait permettre de fournir de l’énergie en continu sans infrastructure. Par exemple, une plateforme pétrolière en mer pourrait recevoir son électricité d’une station terrestre via micro-ondes, évitant de poser un câble sous-marin coûteux.
De même, des villages reculés pourraient être alimentés depuis une centrale distante via faisceau, là où déployer des lignes à haute tension à travers la jungle ou la montagne est peu rentable. Bien sûr, il faudrait des systèmes extrêmement fiables et sûrs pour envisager un usage civil permanent – pas question de carboniser les mouettes sur le trajet du faisceau ! Mais on pourrait imaginer des fréquences moins absorbées par les êtres vivants (par ex. ondes millimétriques focalisées) et des protocoles de sécurité draconiens. - Transport d’énergie renouvelable à longue distance :
C’est le vieux rêve des centrales solaires spatiales. Le Japon planche depuis des années sur un plan pour 2030-2040 : de gigantesques fermes solaires en orbite géostationnaire, envoyant des gigawatts vers la Terre en continu via micro-ondes. Plusieurs pays (Chine, États-Unis, Europe) explorent aussi cette voie pour du 100 % renouvelable non intermittent. Ici, la transmission sans fil est le chainon manquant pour acheminer l’électricité depuis l’espace, où le Soleil brille 24h/24.
Les défis techniques sont énormes (antennes km² à déployer en orbite, ciblage ultra-précis vers des rectennas au sol, sécurité), mais les premiers pas (Caltech, Xidian, JAXA) laissent entrevoir que ce n’est pas impossible. À plus court terme, on peut penser à transmettre l’énergie d’énormes parcs solaires terrestres vers des centres de consommation sans construire de nouveaux pylônes : par exemple, relier un champ solaire au milieu du désert à une ville à 200 km via un faisceau (comme une “ligne électrique invisible”). Cela éviterait les déperditions Joule des lignes traditionnelles… mais introduirait d’autres pertes et contraintes, comme on l’a vu.
Malgré ces perspectives, soyons clairs : aucune application civile grand public n’est imminente. Les expérimentations actuelles sont majoritairement financées par la défense ou l’aérospatial, pour des cas d’usage spécifiques où le coût exorbitant se justifie. Dans la vie de tous les jours, tirer une rallonge ou poser un câble enterré reste infiniment plus simple et efficace que de déployer un faisceau énergétique. On imagine mal recharger son téléphone par laser à travers la maison alors qu’une prise USB fait le job à 99 % de rendement...
En revanche, pour des situations où le fil est impossible ou trop risqué, la technologie pourrait combler un vide. Le salut civil viendra peut-être de la maturité militaire : si DARPA & co développent des systèmes fiables, leurs coûts pourraient baisser et intéresser des opérateurs civils (agences de secours, compagnies d’énergie spécialisées). On pourrait ainsi voir émerger d’ici 10-20 ans des services de power-beaming pour sites isolés, facturés comme on loue aujourd’hui des générateurs.
✊ TLJ n’existe que grâce à vous.
Aucun algorithme. Aucune pub. Juste de l’info libre et essentielle.
❤️ Soutenez-nous avec un abonnement premium et accédez à tout le contenu.
Qui tient le faisceau ? Les enjeux géopolitiques
Dans un monde où l’énergie devient transmissible comme l’information, de nouvelles questions de pouvoir se posent – sans jeu de mots. Qui contrôlera les “routes de l’énergie” sans fil ? Si une nation déploie un réseau d’orbites ou de drones capables d’envoyer de l’électricité n’importe où, cela lui confère un levier géopolitique potentiellement énorme.
Imaginons que d’ici 2040, un pays (ou un consortium) gère plusieurs centrales solaires spatiales distribuant des GW un peu partout : les clients qui dépendraient de cette énergie seraient à la merci d’une coupe du faisceau en cas de tensions diplomatiques. À l’instar du gaz ou du pétrole aujourd’hui, l’énergie sans fil pourrait devenir un outil de pression – couper l’alimentation d’une ville ou d’une base en désaccord. Certes, on peut difficilement “voler” le faisceau comme on occupe un pipeline, mais on peut le détourner ou l’éteindre. La dépendance énergétique pourrait prendre la forme d’une dépendance technologique : ceux qui maîtrisent les relais et satellites d’énergie auraient un ascendant sur ceux qui en bénéficient.
Il y a aussi le risque de course aux armements orbitaux que cela engendre. Une centrale solaire orbitale, ou même un drone-relai laser, peut être perçue comme une menace double usage. Quelle garantie qu’un satellite qui envoie 2 GW vers la Terre ne puisse pas concentrer ce faisceau pour carboniser une cible précise ? Certains y verront un équivalent des satellites armés.
De même, déployer en altitude des drones relayant des kilowatts pourrait violer des espaces aériens sensibles – provoquant des protestations ou des réactions militaires. Faudra-t-il des traités internationaux pour encadrer l’usage pacifique des faisceaux d’énergie (comme il en existe pour les lasers aveuglant les pilotes ou pour l’armement spatial) ? Probablement, si la technologie s’approche de la maturité opérationnelle.
On peut aussi envisager un scénario positif : la coopération internationale pour un réseau d’énergie sans fil partagé. Par exemple, un projet global où chaque région reçoit de l’électricité spatiale en continu, géré conjointement par plusieurs agences. Ce serait l’aboutissement de l’idée de “Smart Grid Planétaire”. Mais au vu des rivalités actuelles sur les terres rares, le spatial et l’énergie, un tel utopie semble lointaine. Plus prosaïquement, on risque de voir des blocs technologiques se former : les États-Unis et alliés développant leur architecture (DARPA POWER et successeurs), la Chine la sienne, l’Europe peut-être, etc., avec peu d’interopérabilité entre ces “grilles” invisibles.
Cela pourrait rebattre les cartes économiques, pour le meilleur (démocratisation de l’accès à une énergie propre mondiale) ou pour le pire (nouvelles dépendances envers les techno-détenteurs).
Enfin, n’oublions pas l’opinion publique : accepterons-nous d’être “baignés” en permanence par des faisceaux d’énergie invisibles au-dessus de nos têtes ? Même si les fréquences sont inoffensives aux niveaux résiduels, la défiance pourrait freiner certains projets (on a vu les polémiques 5G...). La dimension d’acceptabilité sociétale sera fondamentale : il faudra prouver l’innocuité et l’intérêt commun de ces systèmes pour éviter les fantasmes de “rayons de la mort” ou de contrôle occulte de l’électricité.
Du coup, on en fait quoi ?
Pour l’instant, la transmission d’énergie sans fil reste dans le domaine de la démonstration ciblée. La récente annonce de la DARPA doit être comprise comme un pas de géant technologique, mais encore comme un petit pas pour l’énergie du quotidien.
Citoyens, pas de panique ni d’euphorie : vos prises de courant ont encore de beaux jours devant elles, et aucun laser ne viendra alimenter vos grille-pains demain.
En revanche, voyez dans ces avancées le début d’une possible révolution à long terme – un monde où produire de l’électricité et la consommer ne nécessiterait plus d’être physiquement raccordé. Cela ouvre des possibles fascinants (et quelques inquiétudes légitimes) qu’il faudra suivre de près. Comme toujours, la techno n’est ni bonne ni mauvaise en soi : tout dépend de qui la déploie et dans quel but.
Ingénieurs et scientifiques, cette renaissance du power-beaming est un appel à l’innovation. Il y a des verrous physiques costauds à lever : améliorer les rendements, fiabiliser les poursuites de faisceau, garantir la sécurité. Autant de défis pour les labos d’optique, d’électronique de puissance, de science des matériaux (panneaux spécialisés) et même d’intelligence artificielle (contrôle dynamique des faisceaux). L’interdisciplinarité sera reine. Et derrière la DARPA, d’autres financements suivront (agences spatiales, énergéticiens) – il y a des opportunités à saisir pour développer des prototypes toujours plus efficaces.
Décideurs et stratèges, anticipez l’impact potentiel de ces “lignes électriques invisibles”. Dans le domaine militaire, commencez à réfléchir doctrine : quelles nouvelles capacités offre un ravitaillement énergétique instantané ? Sur le plan des infrastructures civiles, suivez de près les coûts-bénéfices : il ne s’agit pas de remplacer bêtement le réseau par des faisceaux (peu sensé économiquement), mais d’identifier les niches où cette technologie apporte un vrai plus (sites difficiles d’accès, backup d’urgence, etc.).
Enfin, sur la scène internationale, il faudra songer à des règles du jeu. Si votre pays mise sur le power-beaming spatial, comment rassurer les autres quant au caractère pacifique ? Faudra-t-il un “code de conduite orbital” pour l’énergie, tout comme on en discute pour les armes spatiales ? Mieux vaut y penser tôt que subir plus tard.
La DARPA nous rappelle que l’avenir de l’énergie pourrait ne pas se résumer aux batteries et aux kilovolt sur pylônes. L’idée folle de Tesla renaît sous une forme high-tech : l’électricité qui voyage en faisceaux lumineux ou micro-ondes, à la demande.
Comme tout saut technologique, celui-ci vient avec son lot de scepticisme (justifié) et d’enthousiasme (nécessaire). La portée technique réelle de la démo reste limitée – 800 W, 8,6 kilomètres, 20 % de rendement – mais la portée symbolique est grande : cela fonctionne, enfin, au-delà du laboratoire.
Reste à transformer l’essai en quelque chose d’utile, sûr et économiquement viable. C’est tout l’enjeu des années à venir. Si la promesse est tenue, nos petits-enfants verront peut-être les premiers réseaux d’énergie sans fil maillant la planète. Et dans leurs manuels, 2025 sera mentionné comme le moment où un faisceau a fait éclater du pop-corn au milieu du désert… avant d’éclairer le reste du monde.
✊ TLJ n’existe que grâce à vous.
Aucun algorithme. Aucune pub. Juste de l’info libre et profonde.
❤️ Soutenez-nous avec un abonnement premium et accédez à tout le contenu.
Sources supplémentaires :
- DARPA – « DARPA program sets distance record for power beaming », 16 mai 2025 (DARPA.mil)
- William C. Brown – « Father of Microwave Power Transmission (MPT) » (Solarsat.org)